Prolétaires de tous les pays, unissez-vous

 

En 2009, Didier Eribon livrait un témoignage déchirant de son retour à Reims. En renouant avec sa ville natale et la famille qu’il avait délaissée depuis plusieurs années, l’auteur et philosophe se confrontait à son propre dédoublement entre le prolétaire qu’il était et le bourgeois qu’il est devenu. Comme Didier Eribon, Jean-Gabriel Périot est transfuge de classe. Mais contrairement à une Rose-Marie Lagrave qui décortiquait son parcours de transfuge d’un point de vue sociologique dans le récent ouvrage Se Ressaisir, Périot voulait sortir du regard que l’on braque sur soi. C’est ce qui l’a amené à effacer complètement sa voix et celle de l’homme dont il adapte le livre quand il construit Retour à Reims [fragments].

D’extraction ouvrière, la famille Eribon se débat dans des conditions d’existence précaires, où la mobilité sociale n’est qu’un doux rêve lointain. Au fil du documentaire, nous remonterons son arbre généalogique dans un entremêlement d’archives de l’époque. Les entretiens côtoient les chansons et les extraits de films, et les trajectoires individuelles sont abordées d’une manière quasi-sociologique, replacées dans l’ensemble des structures collectives qui sous-tendent la société. Le délitement des corps marqués par le labeur, leur résignation et modes de socialisation constituent une forme de déterminisme social. Le virage de la famille vers l’extrême-droite suite aux échecs du gouvernement Mitterrand est finalement représentatif d’un désenchantement politique latent de la classe ouvrière.

Retour à Reims n’est pas l’histoire d’une famille, mais celle d’une classe brimée, à qui l’espoir a été confisqué. Si Mark Cousins voulait écrire son histoire du cinéma contemporain dans Story of a Film, on peut dire que Retour à Reims [fragments] est la manière pour Jean-Gabriel Périot de narrer son histoire politique du vingtième siècle. Il cherche à remédier à l’absence de représentation de la classe ouvrière sans Bourgeois Gaze, et évite de poser un jugement moral sur les personnes qu’il étudie. Une démarche partagée par l’actrice Adèle Haenel, qui s’improvise ici en tant que conteuse et module sa voix d’une manière à ne pas laisser passer d’inflexions réprobatrices. C’est en cela un joli préambule au film de Matthieu Bareyre L’Époque, avec lequel il partage une idée : ne pas se laisser enfermer dans son propre regard.
En croisant les archives personnelles et collectives, Périot façonne une œuvre cinématographique érudite et captivante qui donne envie de battre le bitume en écoutant La Semaine Sanglante.

 

Laura Cattan
Movierama
12 juillet 2021
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